Si la psychanalyse permet de repérer que notre époque est située sous le signe de l’ego, ce n’est pas d’un point de vue moraliste qui laisserait entendre qu’il serait répréhensible de trop faire cas de sa personne. Elle laisse volontiers cela aux prêcheurs.
Ce qu’elle permet de comprendre en revanche, c’est que, comme le disait Lacan : « il y a un hédonisme propre à l’ego, et qui est justement ce qui nous leurre. »[1]. Autrement dit, la perspective du moi procure un plaisir dont la fonction est fondamentalement de masquer au sujet ce qui le meut.
Lacan a permis de situer le moi dans ce qu’il nomme le registre imaginaire, au sens où l’ego se soutient d’une identification à une image. C’est lors du stade du miroir[2] correspondant aux six mois du petit d’homme, que ce dernier, encore incapable de se concevoir autrement que morcelé (sa main n’est pas une partie de lui, mais un objet du monde par exemple), voit dans l’image qu’un autre lui dit être lui-même (« Regarde, c’est toi mon enfant ») la possibilité jubilatoire de se représenter comme une totalité. A partir de cette expérience, une des aliénations les plus fondamentales de l’existence s’opère : le moi voudra à nouveau être reconnu par l’Autre pour retrouver cette jubilation rassurante attestant de l’amour de l’Autre. On le voit, le règne de l’ego est moins amour de soi, que recherche de l’amour de l’Autre.
Mais dans cette recherche du regard extérieur, ce n’est rien de moins que la subjectivité que l’on perd. Il ne s’agit pas pour autant de la retrouver, car seuls les objets se trouvent, et la subjectivité ne saurait être objectivée, mais de la chercher simplement, et ainsi de la réaliser, elle qui n’est qu’acte.
Voilà donc la fonction hédoniste de l’indépassable bouffonnerie du moi : masquer à tout prix que derrière l’image, le sujet est divisé. Il ne s’agit plus du morcellement du corps de celui qui n’a pas les capacités cognitives pour parvenir à la représentation unifiée de lui-même, mais de la division inhérente au « parlêtre » (Lacan). Car dès que l’on parle, on substitue le mot à la chose, laquelle, du fait d’être nommée, est définitivement perdue. Mais précisément, c’est cette perte, cet objet introuvable qui pourrait agir comme cause du désir, comme ce que l’on cherchera sans cesse à nommer. Le désir en effet, ne pointe vers rien qui se trouverait devant le sujet comme à atteindre, il est un vide, un trou dans le savoir, situé en arrière et agissant comme moteur. Rien d’étonnant alors au fait que l’asservissement au moi empêche l'élaboration de celui-ci. La passion de cette ignorance, que Lacan érigeait en propre de l’homme, en fait structurel, s’accompagne alors de la dépression de celui qui refuse la perte de l’objet, ou de l’angoisse de celui qui ne veut rien en savoir, ou encore, de la vaine quête de jouissance de celui dont la pulsion est désarrimée de cette perte originelle, pour n’être attachée qu’au regard de l’autre.
Comment ne pas voir alors que la quête du bonheur, de la plénitude n’est qu’une illusion narcissique ? Comment ne pas voir que la vidéosphère et son héraut le selfie, condamnent à la réitération creuse de cette jubilation première éloignant toujours plus le sujet de son ek-sistence ? Comment ne pas voir que le culte de l’individu (l’indivisé) s’oppose frontalement à la singularité du sujet qui s’origine dans l’irréductibilité du sujet aux autres certes, mais surtout à lui-même, à cette étrangèreté (Heidegger) logée en son sein, nommée "inconscient" ?
L’ère de l’ego est donc bien la nôtre, et la cause de la psychanalyse est de la subvertir.
[1] Lacan J., Le séminaire, livre II, p.18, Seuil.
[2] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits, Seuil.
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